Le livre a été publié en 1976 aux Éditions du Cercle d'Or.
Jean de Leffe et de Robert Leggen.
Épuisé.
Maison d’édition vendéenne décédée.
La couverture semble intemporelle.
Contre le progrès.
Contre la croissance.
Contre le développement du territoire.
Des vaches, un arbre nu en hiver, une herbe rase et humide. Des
hangars agricoles.
Sur le toit du grand hangar, en grosses lettres peintes.
NON À L’AÉROPORT
et un grand triangle de danger, avec un avion barré à l’intérieur.
Ça fait quarante ans que ça dure.
La même en couleur.
À force, ils ne croyaient plus qu’ils allaient être détruits,
les gens.
Démolis.
Dégagés.
La quatrième de couverture est comme neuve.
« Le dossier de l'Aéroport
International Ouest-Atlantique Rotterdam
aérien, projeté sur le
territoire de la commune de Notre-Dame-des-Landes (au nord de
Nantes), mérite d'être ouvert, parce qu'à travers lui, se trouvent
mis en évidence le circuit habituel des décisions qui nous
aménagent, la légèreté avec laquelle on programme notre avenir,
la brutalité, consciente ou inconsciente, d'une administration qui
descend sur le tas
pour dire en substance : "DÉGAGE !... ON AMÉNAGE."
Raconter comment naît un projet d'équipement et comment on l'impose
aux populations locales, c'est voir à l'œuvre le fonctionnement de
notre démocratie. »
Comme si rien ne s’était passé.
Quarante ans.
Décentralisation, démocratie consultative, participative,
incitative, dissipative, occupative, Grenelle de l’Environnement,
Forums citoyens, Commission du débat public, prospective de masse,
panel de citoyens, Commission Climat, enquête publique. Conférence
de consensus.
Tout ça pour ça.
Dégage !... on aménage.
(1976) partage avec C’est quoi c’Tarmac ! un certain souci de l’archive et des détails. Par
là, souvent, l’ensemble se saisit, le jeu d’acteurs, le
territoire.
La perspective de la
grenouille, archiviste demi-solde.
Mai 1970, première
évocation publique d’un Rotterdam aérien au nord de Nantes. L’élu
est visionnaire, de retour des États-Unis, futur maire calamiteux et
anti-tramway de Nantes (1983-1989). C’est le temps des métropoles
d’équilibre et des prophètes de la croissance.
On rêve des
longs-courriers
La technostructure
étatique travaille depuis cinq ans aux schémas de développement
des métropoles dites d’équilibre.
Repérages.
De 1968 à 1971, sur
instruction préfectorale, le Service technique des bases aériennes
commence la phase de prospection de nouveaux sites aéroportuaires.
Critères 1967
garantis.
Janvier 1972, après
étude et discussions occultes élus-État, le Préfet de
Loire-Atlantique lâche le morceau, l’objet et le lieu.
« L'Aéroport
international est en piste. »
On en rirait
presque. Novembre 2012, le Conseil général pérore dans son gratuit
publicitaire, image de synthèse Vinci à l’appui, et toute honte
bue des violences policières d’octobre et novembre.
« Le projet
décolle. »
Le projet seulement.
Le reste ne suit
pas.
Printemps 1972,
premières réunions des syndicats agricoles et votes négatifs dans
les mairies concernées. En juin, les conseils municipaux des quatre
communes sont menacés et retournés par la Préfecture.
« Le projet
est inévitable. »
La ZAD est en route.
C’est le progrès.
Décembre
1972, l
Le comité de défense se constitue en
Association de Défense des Exploitants Concernés par l'Aéroport.
L’Adeca existe
toujours en 2013.
Janvier 1974,
parution de l’arrêté de ZAD pour zone d’aménagement différée,
le Conseil général est l’agent préempteur.
Septembre 1974,
premier macaron de l’Adeca « Non à l'Aéroport d'Ouest Atlantique
» et première manifestation sur la ZAD.
Cinéma direct.
Résistance à la
construction d'un deuxième aéroport international à Tokyo au début
des années soixante-dix.
Chris Marker,
narrateur du film, en parle ainsi.
« Kashima
Paradise est un film complet au sens où l’on peut dire d’un homme qu’il
est complet, c’est-à-dire quand il a abattu en lui un certain
nombre de ces cloisons étanches que tous les pouvoirs encouragent
pour rester seuls maîtres de la communication entre des domaines
réputés inconciliables. […] Au
bout de l’aventure, Kashima
Paradise,
le film des cloisons abattues, où la beauté exceptionnelle de
l’image, la rigueur de la méthode, la connaissance des forces en
jeu, économiques et politiques, l’intimité réelle avec les
hommes, s’étayent mutuellement, où la sensibilité de l’image
préserve l’intelligence d’être froide, où l’acuité de
l’analyse protège le spectacle de son propre enchantement –
l’éblouissement visuel de certains moments, l’enterrement du
militant avec ses hélicoptères felliniens, la bataille de Narita
avec ces CRS teutoniques, venant baigner tout cela de la seule beauté
véritable, celle qui est donnée par surcroît lorsque, sur une
entreprise des hommes qui est d’abord une recherche de vérité,
elle vient signifier l’approbation des dieux. On sait que le
symbole des privilèges magiques du cinéma est souvent la
fleur tournée en accéléré,
cette intrusion d’un autre temps dans le temps familier. Voilà
peut être le premier film où l’histoire est filmée comme une
fleur. »
Nantes, Tokyo.
La centaine de
milles et la dizaine de millions.
La grenouille et le
bœuf.
La carpe et le
lapin.
La vache et le
prisonnier.
Le Carnet et
Fukushima.
La zone humide et le
tsunami.
Notre-Dame-des-Landes
et les kamis.
Aujourd’hui, ici.
Le conflit de
Notre-Dame-des-Landes, autant sousveillé que surveillé, fleurit
d’images numériques produites à distance du marché du film. Si
les journalistes s’y sont sentis mal-aimés, une nouvelle espèce
du cinéma direct s’est installée sur zone. Le web en est gorgé.
Le mot est faible tant l’hyper-documentation est proliférante. Ce
magma numérique pourrait paraître informe, nauséeux de
militantisme et envahi par la parasitose publicitaire d’un e-média
ambivalent. Il n’est certes pas le réel, mais l’effet de réel
est puissant, l’effet de réseau, l'effet de construction du réel
par le média, bien sûr.
Cinéma direct selon
wikipédia.
« Désir de
capter directement le réel et d’en transmettre la vérité, il est
au cinéma, de façon plus durable, une manière de se poser le
problème du réel, voire de tenter d'y agir par le cinéma. »
Mai
1976 (date d’édition de Dégage !.. On aménage.)
aucune terre agricole n’a pu encore être achetée par le Conseil
général, la profession agricole, « les paysans », est
clivée entre bas et haut.
La table rase.
Ça branle dans le
manche.
En 2013, même la
Fnsea 44 est contre le projet d’aéroport.
Dessiner un maison détruite aux gravats évacués, ce n’est pas
facile.
L'illustrateur se dérobe, le graphiste s’enfuit.
L'œil comme la photographie bafouillent.
Des jeunes ont campé là cette nuit, à l’emplacement de la
Gaieté, sur le vide des ruines exfiltrées de la Gaieté. Ils nous
demandent où est la ZAD, alors que la ZAD, c’est eux aussi, et
n’ont même pas de café à nous offrir. Représenter le
démoli-évacué, c’est cet acte impossible qui dit la prodigieuse
capacité à effacer le passé et à faire croire à la tabula rasa.
La table rase.
Quelque chose comme « il n’y avait rien avant moi, moi, le
grand fabricateur de légende publicitaire ».
« Tout a commencé en 1989. »
« Nantes, la belle endormie. »
Laisser de côté toutes les grandes marques d’avant :
industrie en cœur de ville, équipe de football, carnaval, même
tramway pourtant porté par une précédente municipalité socialiste
(1977-1983), même ses premières années de recherche et de
tâtonnements.
Changer la nomination des lieux.
Île de Nantes. Vallon des Dervallières, Carré Feydeau.
Chasser le populaire, cacher le collabo.
Novlangue métropolitaine invasive.
Politique de l’ingénieur bavard et du visionnaire abusif, homme
d'État de taille variable, du promoteur, du grand patron et de la
croissance. Gouvernement de la main sur la bouche.
Démocratie occupationnelle.
Enfumage participatif vidéosurveillé.
Maître et possesseur de la nature comme de la société.
Dans la ville et ce qui était la campagne.
Sociétés paysannes décomposées et éradiquées par l'avancée de
la ville.
Conflits à répétition.
Souvent gagnés pourtant.
Projet de remblaiement des marais salins de Guérande pour extension
touristique en 1975. Défendus et reconstruits autour de la
Coopérative de producteurs, les marais salins sont aujourd'hui une
activité repère du département.
Projets de centrales nucléaires du Pellerin (1976-1983) et du Carnet
(1983-1997), en rive sud de l’estuaire de la Loire, jamais
construites et déjà combattues par les mêmes paysans, les mêmes
habitants urbains avec la même nécessité du rapport de force,
nécessité que les élus socialistes de l’époque (les mêmes,
jeunes) se gardaient alors de condamner.
La gentrification de la classe politique locale a touché ici jusqu’à
la représentation de la politique comme scène lissée, policée et
maîtrisée, exaltation métropolitaine du monde merveilleux de
l’éco-poupée Barbie.
Naissance d’un potentat.
Big men à la manœuvre.
En 2009, le projet d’extension du
Port autonome en rive nord de l’estuaire à Donges Est, est retiré
par les promoteurs eux-mêmes. Cinquante-huit millions
d’euros, cinq cents mètres de quai et cinquante et un hectares de
terre-plein pour une saturation annoncée du terminal de
Montoir-de-Bretagne.
En 1999, le projet d’aménagement hydraulique de la Loire et de ses
affluents, une artificialisation old school du « dernier
fleuve sauvage d’Europe » avait déjà été profondément
atténué au terme de dix ans de conflits. Depuis, le changement
climatique et la montée du niveau marin, les extravagantes tempêtes
ont montré l’intérêt sécuritaire d’un estuaire capable de
respirations. Nous sommes à des années-lumière d’une quelconque
restauration des milieux d’avant les Trente Glorieuses, mais Global
Climate Change est sur zone.
Une approche systémique.
Une perception du complexe et du non-linéaire.
Une révolution copernicienne de l’aménagement.
Pilonnage résiduel.
Une ZAD, quatre communes : Notre-Dame-des-Landes,
Vigneux-de-Bretagne, Treillières et Grandchamps-des-Fontaines.
Quarante années.
Les mêmes habitants.
Il y a dans le bégaiement de la lutte quelque chose de troublant et
jamais pourtant il n’y a eu autant de monde dans cette zone humide,
un des châteaux d’eau de la Loire-Atlantique, plateau à têtes de
bassin-versant qu’il faut parcourir à pied et sans fard pour
l’éprouver dans sa dureté et sa richesse, sa boue, ses
ruissellements, ses prairies, ses friches, ses hameaux, ses fermes,
ses bois, ses ronciers, ses haies, ses mares, ses bêtes,
domestiques, sauvages ou ensauvagées, son chevelu hydraulique, sa
beauté paysanne d’un terroir transformé il y a deux siècles de
cela et qui s’est institué comme une zone à défendre contre sa
propre démolition. Comme un espace remarquable, par sa rareté même,
son utilité, sa fragilité, sa diversité mouvante.
Une zone humide surpeuplée à l’instant, pleine d’eau, de vie et
de boue.
« On ne peut pas mettre de palettes partout. »
Ce n'est pas un décor de théâtre.
À la rigueur un cirque, aurait dit Prévert.
La ZAD, c'est d'abord la boue hivernale, celle qui n'est jamais
représentée dans les magazines publicitaires des collectivités
locales, censeurs extrêmes de la géomorphologie du quotidien. La
boue constitutive de la vie locale, de la saisonnalité de
l'expérience nantaise, est absente du projet métropolitain. À la
lumière des mondes proches ou lointains, nous savons que, chassée
par la porte, la boue revient toujours par la fenêtre.
« Des terres pauvres ».
Elles attirent le mépris du député-maire de Couëron, suppléant
de l'actuel premier ministre, et de bien d’autres élus cumulant
les temps pleins et vivant dans le hors-sol de leurs mandats.
Un paysage d’attente de quarante ans a fait de ses défauts
apparents dans le regard productiviste des années soixante-dix, des
qualités indiscutables dans une société saturée, mais plus
soucieuse d’elle-même, de son autonomie et de sa pluralité, de sa
durée. Ce morceau de bocage préservé par l'emprise de la ZAD et
par trente ans de « risque aéroport » est devenu HQE
libre, par le fait même de la dégradation-optimisation comparative
des autres territoires. La ZAD est aujourd'hui un territoire de haute
qualité environnementale. C’est la démolition elle-même qui
devient, dans le temps dilaté et déformé d’un projet
mort-vivant, singulièrement farfelue.
Au point que le territoire menacé en est venu à porter une zone
d’invention non subventionnée et un appel d’offres non
conventionnelles permanent.
Cul par dessus tête, c'est un renversement.
Trois à quatre fois plus de linéaires de haies à l'hectare qu’en
moyenne départementale.
La forme d'une ZAD change plus vite que le cœur d'un mortel.
Monsieur le juge des expropriations, des dénégations, des
concessions, des commissions, des expulsions, des destructions, des
démolitions, des concussions, circonvolutions, inflexions,
soumissions, compromissions, surfusions, prévarications, inondations
et démissions.
Si seulement on avait drainé et arraché toutes les haies comme
partout.
Et foutu tous les gars à l’usine.
(et les filles)
On n’en serait pas là.
Déménagement des espèces vivantes.
Et même des morts.
Archéologie préventive.
On doit fouiller six pour cent de chaque projet.
C’est la loi de la république.
Exercer son métier en conscience n’est pas toujours facile.
En France, les archéologues de l’Institut national de recherche en
archéologie préventive sont ceux qui interviennent le plus
fréquemment sur les chantiers d’aménagement. Ils renouvellent la
connaissance géohistorique du territoire avant transformation.
Le groupe Vinci, numéro deux mondial du BTP, les connaît bien.
Ici et même là-bas.
Fouilles préventives de l’extension de l’aéroport international
de Siem Reap au Cambodge, à ses frais. Celui-ci dessert le site
touristique des temples d’Angkor, à deux pas. Vinci Airports est
concessionnaire majoritaire des trois aéroports internationaux du
pays : Phnom Penh, Siem Reap et Sihanoukville.
Ici aussi, l’opérateur rêve.
Passer de trois millions de touristes par an à plus de vingt et un
millions en 2030.
Angkor-Disneyworld.
Nouveaux spots de tourisme sexuel à proximité.
Disponibles de suite, bon marché.
Nouvel esprit « bains de mer » en gestation à
Sihanoukville, à l’autre bout du Cambodge utile, malgré off-shore
pétrolier à prévoir.
Magnifique.
Terrains et larbins disponibles.
Les tendances sont bonnes.
Le développement.
Peut-être une ligne directe depuis Notre-Dame-des-Landes à
l’horizon 2030.
La concession court jusqu'en 2040.
Ici,
« Vinci
fait ce qu’il veut, et n’a de compte à rendre à personne, pas
même à l’État khmer » écrit la journaliste de Médiapart
qui sort l’affaire.
Anomalies de gestion et de comptabilité rapportées.
Forte suspicion de surfacturation tropicalisée.
On a bien connu cela en Loire-Atlantique malgré le climat tempéré.
Notamment sur l’imprimerie ou les centres commerciaux.
Yves Laurent, le maire socialiste de Saint-Sébastien-sur-Loire en
est mort. Immolé par le feu dans sa voiture le 13 septembre 1991 à
la pointe Saint-Gildas.
Sa mémoire a même presque disparu de l’internet.
RIP.
Ici, là-bas.
« Loin
des regards hexagonaux, les trois aéroports cambodgiens de Vinci
représentent un enjeu majeur pour l’activité aéroportuaire du
groupe. Héritée de Dumez-GTM (fusionné à Vinci en 2000), la
concession dégage un chiffre d’affaires d’environ
soixante-et-onze millions d’euros par an, soit pas loin de la
moitié du chiffre d’affaires global de Vinci Airports en 2011,
autour de cent cinquante millions d’euros. »
Médiapart Airways.
Médiapart Airways.
« Ce partenariat
public-privé avec l'État khmer est détenu à soixante-dix pour
cent par Vinci, en joint-venture avec le groupe malaisien de
construction Muhibbah. Les sociétés en charge des sites et de leurs
personnels sont présidées par Louis-Roch Burgard, qui vient
d’accéder à la tête de Vinci Concessions.
Les sites cambodgiens
sont pilotés depuis Rueil-Malmaison, siège du groupe, par Nicolas
Notebaert, le président de Vinci Airports, qui préside aussi aux
destinées d’Aéroport du Grand Ouest (Ago), la filiale de Vinci
qui a obtenu la concession de Notre-Dame-des-Landes. Malgré les dix
mille kilomètres séparant le Cambodge de la France, l’affaire
Cambodia Airports concerne donc directement la direction de ce
fleuron de l’industrie française. »
La manière coloniale imprègne les politiques d’aménagement en
France et dans ce qui fut l’Empire. Si les objectifs ne sont plus
massivement atteints par le centralisme de la chicotte et l’imposture
de la raison aménageuse, ils le sont par d’autres moyens
Le capitalisme de corruption en est un.
On
s’égare, brigadier.
Le
diagnostic archéologique prescrit par la loi.
Les
archéologues de l’Institut national de recherche en archéologie
préventive soumis à un stress éthique, précarisés.
«
En 2013, il est prévu d'intervenir dans l'emprise du futur aéroport
de Notre-Dame-des-Landes.
Les opérations de
prospection couvriront cinq-cent-cinquante
hectares du site.
»
Automne
2011, fouilles du barreau routier.
« On
sonde des parcelles en creusant des tranchées de trente à
quarante centimètres de profondeur. Si on découvre des
vestiges, on revient pour un décapage plus large. »
Cinéma direct.
Cinéma direct.
Pelleteuses
encadrées de camions militaires et de gendarmes mobiles. Paysans,
occupants sans titre et mairie refusent l'entrée des pelleteuses
dans les parcelles.
« J'ai
délégation du maire pour ne pas signer cette convention. La commune
est solidaire des agriculteurs.
Février
2013, les diagnostics archéologiques reprennent côté ouest de la
ZAD, près de Saint-Jean-du-Tertre : d’importantes forces de
police sont présentes. Seize camions de policiers, un autre de
gendarmes mobiles et deux voitures de gendarmerie encadrent les
pelleteuses.
Les
fouilles préventives les plus chères du monde.
Interdiction
de regarder, de filmer, de s’approcher.
Contrôles
d’identité et harcèlement.
Secret-défense,
les gars.
Morsures
dans le paysage hivernal. Des piscines sans baigneurs apparaissent
dans la glaise. Des monticules de terre les regardent. Les champs
sondés sont dévastés. Effectuées dans des zones humides,
dépourvues d’autorisation au titre de la loi sur l’eau, les
fouilles font l’objet de plaintes multiples.
Il
est parfois dur de faire son métier.
On
le sait aussi chez les naturalistes chargés des études du projet.
Des agriculteurs racontent que certains se baladent avec une veste de
la Ligue de protection des oiseaux. L’art du camouflage.
« Biotope.
»
Deux-cents
personnes, quinze agences en France et deux à l’étranger.
Bureau
d'études.
Ingénierie
environnementale et gestion de la biodiversité qui prospèrent
maintenant sur le marché émergent de la compensation écologique.
Faire marché de la destruction et muséifier la biodiversité.
Travailler « normalement » sur la ZAD devient vite
impossible.
« Les actes ne sont
jamais violents, mais c'est crispant. »
Les naturalistes en lutte ont choisi la contre-expertise qui ne méconnait nullement
l’expertise officielle mais veut dépasser ses contradictions. Eux
aussi se signalent pour ne pas être confondus.
« L’analyse
écologique du site a été confiée à un bureau d’étude,
Biotope, dont nul ne conteste aujourd’hui les compétences. Sa
mission a toutefois été réalisée dans le cadre des limites que le
porteur de projet lui a défini, et surtout, avec l’objectif
d’appuyer le projet.
Les études ont été
réalisées en trois temps (2002, 2006, 2011), chaque moment venant
renforcer les découvertes de richesses écologiques sur le site du
projet. »
Pré-étude
de septembre 2002.
On
y lit à propos du bocage.
« C’est
le dernier milieu de ce type aussi préservé dans le département. »
Étude
d’impact de 2006.
« Le site apparaît comme riche
à très riche selon les thématiques
étudiées : présence d’espèces et/ou d’habitats protégés
dans tous les groupes étudiés ; présence d’un réseau
important de mares et de zones humides avec différentes espèces de
batraciens ; présence d’un complexe bocager en bon état de
conservation ; présence de nombreux corridors (haies, doubles
haies, ruisseaux) et de zones de refuges (bois, friches, landes) ;
densité de populations d’espèces relativement fortes ; site
relativement homogène pour une répartition d’espèces également
homogène. »
Étude
loi sur l’eau de 2011.
« Globalement,
le dossier confirme la richesse écologique du site. Il n’est
toutefois pas complet sur la question de la biodiversité car il ne
traite le sujet que sur les aspects zone humide (conformément à la
législation en vigueur). Il renvoie l’analyse de la biodiversité
complète du site au dossier « espèces protégées »…
qui n’est pas soumis à enquête publique ! »
Étude
« dérogation espèces protégées » de 2011.
« Ce
document est probablement le dossier d’étude le plus complet et le
plus probant concernant l’annonce des dommages environnementaux qui
vont être réalisés par le transfert de l’aéroport. C’est
aussi le seul qui ne fera l’objet d’aucune procédure de
participation du public : même si le Conseil constitutionnel a
relevé dans une décision du 27 juillet 2012 que cela est contraire
à la Constitution, il a différé les effets de sa décision au
premier septembre 2013. Le document rappelle que c’est le
classement en ZAD (zone d’aménagement différé) qui a permis de
conserver un espace naturel unique dans le département, en gelant
toute opération de modification de l’état des lieux du site
depuis les années 1970. »
Les naturalistes en lutte constatent que le choix initial de
Notre-Dame-des Landes et sa réactivation à la fin des années
quatre-vingt-dix se sont réalisés en dehors de toute considération
environnementale et sans aucune étude écologique.
« Alors que le bureau d’étude prend le parti pris de
qualifier le site à enjeu écologique modéré lorsqu’il s’agit
de le comparer aux autres solutions envisageables, il n’hésite pas
à se contredire en affirmant de manière constante les qualités
écologiques du site, si bien que le qualificatif d’enjeu modéré
apparait, après lecture complète du dossier, dérisoire. »
Détruire, toujours dit-elle.
« Démolir, croient-ils. »
Démolitions.
Pluriel par
hypothèses et par définition.
Quelle sorte de
démolition annoncerait formellement le démarrage des travaux de
l’aéroport et la victoire de la main sur la bouche - la leur
sur la nôtre.
A > l’arasement
de la forêt de Rohanne.
B >
l’extravagant transfert des espèces protégées vers leurs
mares-musées nouvellement bâties dans le grand marché de la
compensation écologique.
C > les
travaux de terrassement du barreau routier.
Coche la bonne case.
Il est toutes sortes
de démolitions potentielles.
Du théâtre de
boulevard à l’inédit incroyable.
La plus forte de ces
démolitions potentielles naît du paradoxe de ce territoire à
aménagement différé, à aménagement zéro.
TAZ ou territoire
aménagement zéro.
Celui-ci n’est pas
un conservatoire, ni un musée. En quarante années, la société
locale a changé à un rythme et dans une direction déviée de
l’ordinaire géographique, de l’attendu socio-spatial, de l’ordre
aménageur, mais il a changé. Un géographe marxiste dirait qu’il
a créé sa propre plus-value, que la société locale a construit un
capital spatial autonome, par le fait accompli de cette petite
différence de trajet.
Nommons cette sorte
d’espace comme « espace ou paysage d’attente ».
« Godot
géographe ».
Oui, pour les
lecteurs révérencieux de Julien Gracq, ça fait mal.
Mais de la salle
d’attente, ce territoire n’a pas les traits vides et blessés,
car il n’est d’attente que d'aménagement et d’aménageurs, de
passions tristes. Les habitants l’ont dit. Dans les années
quatre-vingt-dix, ils n’y pensaient même plus. C’était mort.
Ils avaient levé la garde et se sont fait surprendre.
Le Territoire
Aménagement Zéro, c’est au fond une version paradoxale de la
Temporary Autonomous Zone
d’Hakim Bey (1990).
Une zone d’autonomie
temporaire.
Un interstice
inclassable.
« Nous n'avons
aucune envie de définir la TAZ ou d'élaborer des dogmes sur la
manière dont elle doit être créée. Nous nous contentons de dire
qu'elle a été, qu'elle sera et qu'elle est en devenir. Il serait
alors plus intéressant et plus utile d'examiner quelques TAZ passées
et présentes, et d'envisager ses manifestations futures; en évoquant
quelques prototypes, nous pourrions être à même d'apprécier
l'étendue possible de l'ensemble, et d'apercevoir éventuellement un archétype . »
Certains diront
qu’il y a un pas, un grand pas entre la TAZ version Hakim Bey,
refuge d’une autonomie révolutionnaire à forte charge
émotionnelle, et le Territoire Aménagement Zéro version
Notre-Dame-des-Landes. Il faudra nous le prouver. TAZ prend de
multiples formes et le devenir-différé de ce territoire nous donne
raison, d’autant que le romantisme échevelé d’Hakim Bey perd
heureusement de sa force dans la proximité.
La ZAD-TAZ (2013,
Temporary Autonomous Zone) est née du TAZ (Territoire
Aménagement Zéro, temporalité N + 40), lui-même né de la ZAD-NF
(1974, norme française), c’est un fait curieux qu’il faut ici
admettre et relever pour en parler à nos enfants. Le paysage
d’attente, le territoire d’attente à la norme française. Il
existe, nous l’avons rencontré, c’est ici que ça s’est passé.
Ce fait curieux dit l’unité de la chose dans le grand cirque, au
moment même où le clown blanc pérore.
« Le projet se fera dans tous les cas de figure. »
Belle jactance.